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marussie
1 mai 2013

Nicolas Werth, L’île aux cannibales - Il y a 80 ans

Bibliographical reference

Nicolas WERTH, L’île aux cannibales. 1933, une déportation-abandon en Sibérie. Paris : Perrin, 2006, 205 p.

 

L’objet de ce livre est, d’abord, la description de l’un des nombreux drames humains qui accompagnèrent les campagnes de déportation massive du stalinisme – une « déportation-abandon » – comme l’avait déjà nommée Nicolas Werth dans d’autres travaux. Il s’agit d’opérations qui, une fois lancées, se poursuivent dans des conditions d’improvisation totale, dans des régions où responsables et habitants ont peur de l’arrivée de ces ennemis du peuple, stigmatisés, rejetés de tous. L’opération décrite ici concerne la relégation sur l’île de Nazino, perdue sur l’Ob, immense fleuve sibérien.

L’ouvrage décrit, avec une précision qui donne chair à toute la violence de cette déportation, l’ensemble du processus, vu de la région d’accueil, en se fondant en particulier sur un recueil de documents, Nazinskaja tragedija. Sbornik dokumentov, paru à Tomsk en 2002. Il s’appuie sur quelques récits de paysans vivant alors dans cette région, qui, en quelques mots simples, en disent plus que bien des travaux. Ce sont ces témoignages, publiés dans la presse de Tomsk en 1993, qui avaient révélé ce drame. Mais la source principale est un rapport d’enquête, comme il y en eut tant, qui reproche a posteriori le caractère extrême de la violence exercée et de l’inorganisation de ces opérations. De tels rapports étaient suscités par les plus hauts responsables du pays, ceux-là même qui, à l’origine des déportations, se retournaient contre leurs exécutants quelques mois plus tard.

Ouvrage passionnant d’un côté, effroyable de l’autre, écrit avec beaucoup de retenue, une grande précision aussi. Nicolas Werth réussit une synthèse entre histoire générale de la répression stalinienne de ces années-là et monographie d’un épisode particulièrement – mais aussi typiquement – violent. Le livre s’ouvre sur le rappel d’une circonstance encore mal connue de la politique de déportation, le plan élaboré en février 1933 par Jagoda et Berman consistant à déplacer deux millions d’éléments antisoviétiques des villes et des campagnes vers la Sibérie occidentale et le Kazakhstan. L’auteur le réinsère dans le cadre de la politique générale de déportation en Sibérie, puis s’intéresse à la réception de cette politique dans cette région, à ces cadres, responsables de village ou de région, qui, sans y avoir été préparés, voyaient arriver des milliers de déportés. C’est donc tout le processus qui est décrit, de la décision initiale prise au Kremlin, quantifiée, sans préoccupation aucune de sa mise en œuvre, jusqu’à la personne du déporté se retrouvant devoir vivre dans des conditions extrêmes, en passant par l’organisation des camps de transit, la réaction des habitants et dont certains, organisés localement en groupes d’autodéfense, allaient jusqu’à la « chasse aux fuyards », n’hésitant pas à les abattre.

En filigrane de l’ouvrage, il y a une réflexion plus générale sur la nature de ces violences dont les acteurs initiaux étaient, bien entendu, les plus hauts responsables du pays, Stalin ou Jagoda en particulier, mais dont les acteurs quotidiens étaient les officiers qui accompagnaient les convois, les simples soldats du NKVD, les responsables politiques ou policiers locaux, les habitants de ces villages éloignés de Sibérie qui recevaient jour après jour des convois d’ennemis du peuple, mais aussi les prisonniers eux-mêmes. Cette réflexion s’insère dans l’historiographie plus large de la violence, très présente aujourd’hui, qui porte tant sur la violence des soldats de la Première Guerre mondiale que sur celle des gardiens des camps de concentration ou des Einsatzgruppen du front de l’Est. L’explication donnée est, désormais, souvent naturaliste, recherchant dans la mise en œuvre d’une violence d’État l’expression de forces naturelles qui s’exprimeraient ainsi dans des conditions extrêmes. Nicolas Werth reprend à son compte cette interprétation, voyant là une sorte de « retour au primitif » des prisonniers autant que des soldats qui les convoyaient, une forme d’ensauvagement dont l’expression extrême serait à trouver dans des actes de cannibalisme, mais qui s’exprimerait plus généralement dans des rapports instaurant la domination du plus fort, du délinquant le plus violent, sur les autres.

Cette interprétation ne nous paraît pas, cependant, correspondre à ce qui ressort de cet ouvrage. En quoi une nature primitive porterait-elle en effet en germe pareille violence ? En fait, Nicolas Werth ne formule pas une explication qui affleure pourtant, nous semble-t-il, tout au long de son livre : la violence qui s’exprime met en scène des individus qui ont perdu tout lien social. Šalamov soulignait si bien une telle anomie, lorsqu’il décrivait combien la survie nécessitait la rupture de tout lien. Les attributs sociaux de chacun des prisonniers leur ont été retirés dans ces conditions extrêmes. Ils ont été regroupés car ils étaient déportés sur des critères totalement arbitraires. Les rapports entre individus n’ont alors plus rien à voir avec des rapports sociaux. Les comportements individuels ne tiennent plus compte des autres en tant qu’êtres en société. Le groupe ainsi constitué n’a plus de formes déterminées de jugement moral ou social, ni de normes de régulation. Il ne s’agit donc pas, nous semble-t-il, d’un quelconque « homme primitif », puisque l’homme a toujours vécu en société, et que le caractère « naturel » ou « primitif » n’a que peu à voir avec une étape particulière du développement social, mais bien d’une situation particulière où le fondement social disparaît totalement.

Cet ouvrage, en racontant cet épisode et en le réinsérant dans l’histoire de la déportation stalinienne vers la Sibérie, offre donc une image forte, violente, de cette histoire, tout en incitant à une réflexion qui dépasse l’historiographie soviétique pour s’insérer dans l’histoire de la violence au xxe siècle. Une belle réussite, qui parle à chacun tout en conservant une ambition théorique forte.

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