Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
marussie
8 juillet 2015

Avignon : “Les Idiots” de Lars Von Trier se réinventent en version russe

Depuis trois ans qu'il dirige le Centre Gogol à Moscou, Kirill Serebrennikov s'est mis en tête d'y faire adapter ses films favoris — pourquoi les bons scénarios ne feraient-ils pas de bonnes pièces ? —, ceux qui témoignent au plus vif d'une génération, d'une époque, d'une ville. Après Rocco et ses frères, de Visconti, pour les années 1960, et Tous les autres s'appellent Ali, de Fassbinder, pour les années 1970, il s'attaque à ces Idiots (1998), que Lars von Trier avait voulu soumettre aux nouvelles règles du Dogme 95.

En réaction à un certain cinéma anglo-saxon formaté et truffé d'artifices, l'objectif du drastique cinéaste danois était alors de sortir le septième art des stéréotypes grâce à une sobriété en prise directe avec le réel immédiat, caméra à la main et improvisations permanentes des comédiens, tenus de faire sortir la « vérité » de leurs personnages... Quoi de plus compatible avec l'art théâtral ? Cette vérité, ici et maintenant, Kirill Serebrennikov, riche de dix années passées au Théâtre d'art de Moscou de feu Constantin Stanislavski, la trouve à travers un texte, une mise en scène aussi, pleins de clins d'œil à la dure actualité de son pays.

Provocation

On ne les saisira sûrement pas tous à Avignon, mais ce soir-là, à Moscou, ils faisaient constamment réagir un public jeune et bigarré. « Bien moins de rires qu'à la création en 2012, avait pourtant expliqué à la sortie Serebrennikov. La société s'est figée, soumise à la propagande officielle qu'on lui martèle quotidiennement depuis l'annexion de la Crimée et la crise ukrainienne. Les Russes ont de plus en plus peur. »

Faire l'idiot — le vœu des héros de Lars von Trier — n'est-il pas provocation au royaume de Poutine, dès qu'on ose aller plus loin, plus fort, plus insolemment que le vénéré prince Mychkine sanctifié par Dostoïevski ? Pour avoir été un des seuls artistes, en 2014, à refuser de signer la pétition en faveur de sa politique, que réclamait le maître du Kremlin, Serebrennikov a vu sa subvention réduite à presque rien. Il avoue ne tenir encore que parce que le Centre Gogol est plein... Du théâtre politique ? Evidemment.

Utopie

La bande d'idiots jusqu'au-boutistes de von Trier, décidés à faire les imbéciles pour dépasser le « paraître » à la mode, retrouver une innocence perdue, renouer avec les vraies valeurs — tolérance, respect de l'autre, de sa liberté —, semble une utopie dans la Russie de 2015 où le moindre dépassement verbal, idéologique est jugé menaçant par le pouvoir. La presse n'a-t-elle pas mené campagne contre Serebrennikov, accusé de détruire l'identité russe ?

Face à l'intensité des acteurs, leur présence physique électrique, leur engagement si fort dans le spectacle qu'on est parfois pris de doute sur les limites de l'illusion scénique, on retrouve tout à coup la puissance d'un formidable théâtre de résistance un peu oublié dans nos pays démocratiques. Un théâtre qui devient bouffée d'oxygène pour les spectateurs, exorcisme. Et soupape de sécurité pour le pouvoir ? Quand débarquent au finale des comédiens trisomiques, de vrais et bouleversants innocents ceux-là, quand ils dansent naïvement, superbement, on a le souffle coupé d'émotion. Effet trop facile, trop immédiatement sensible du metteur en scène russe ? Mais où donc trouver la lumière dans une société bloquée, en train d'étouffer ? Le cri est désespéré.

Publicité
Publicité
Commentaires
marussie
Publicité
Publicité