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marussie
18 août 2015

La Crimée sous occupation (1) : le monde russe pas à pas

 Une annexion se négocie d’abord par surprise, avec des petits hommes verts et des gens bien « polis ». Puis il s’agit d’ancrer sa présence dans toutes les dimensions du territoire, de la religion jusqu’aux équipes de surveillance. Le plus grand ensemble archéologique de la Crimée est en train de gérer à la fois l’annexion du territoire et une usurpation de son histoire.

Vladimir Poutine avait prévenu lors de son discours aux assemblées réunies fin 2014 que les retrouvailles de la Russie avec la Crimée et Sébastopol était historiques dans tous les sens du terme : « C’était là, en Crimée, dans l’ancien Chersonèse, que fut baptisé le prince Vladimir qui baptisa ensuite la Rus’ entière, avait-il solennellement déclaré. Cela permet d’affirmer que la Crimée, Chersonèse, Sébastopol, possèdent pour la Russie une grande signification au regard de la civilisation et du sacré, au même titre que le Mont du Temple à Jérusalem pour ceux de confession musulmane ou juive. »

En justifiant l’annexion de la Crimée par l’histoire, le Kremlin faisait coup double. Il se dédouanait des accusations occidentales de violation des frontières et des traités internationaux et s’emparait de deux liens « sacrés » pour l’orthodoxie : celui de Vladimir, « grand-prince de Kiev »[1], qui recevait ainsi mille an après sa mort et de façon inattendue la citoyenneté russe, et offrait au site archéologique de Chersonèse, classé patrimoine mondial par l’Unesco en 2013, une perspective plutôt religieuse que muséographique.

L’HISTOIRE N’EST PAS UN GAZODUC

     Restait à faire en sorte que cette série d’affirmations soit comme gravée dans le bronze, jusqu’à avoir force d’histoire, puis de loi. Il est pourtant quelques bémols à écarter. Comme le souligne un expert en histoire des religions, la Crimée n’a jamais été une terre sainte, même dans le cadre de l’empire russe ; Catherine II elle-même qui en assura pourtant la conquête, n’a jamais fait mention d’un baptême de Vladimir à Chersonèse. Celui-ci aurait d’ailleurs été baptisé à Kiev deux ans plus tôt, précédent sa venue dans la péninsule où il alla se battre lors de la guerre de Kiev contre Byzance.

« Poutine présente le conflit comme une guerre sainte, ironise le commentateur de Ekho Moskvy[2], il ne fait pas la guerre pour le gaz, mais pour les lieux saints. Faut-il lui rappeler que l’histoire n’est pas un gazoduc et que tracer une ligne historique entre Chersonèse et Moscou est une tentative vraiment trop fantaisiste ? »

UN LIEU DE CULTE POUR TOUTE LA RUSSIE

     Dès l’annexion de la Crimée, le Kremlin avait demandé à ce que Chersonèse passe sous la tutelle de la Fédération de Russie, un transfert d’autant plus délicat que les vestiges de cette cité antique remontant au Vème siècle avant notre ère, ont été inscrits en 2013 au patrimoine mondial de l’Unesco, au nom de l’Ukraine, une classification incompatible avec un changement de vocation impliquant des travaux, à plus forte raison un changement d’appartenance territoriale.

Le rattachement à la Fédération de Russie traîne et aux querelles locales se mêlent les querelles du Kremlin. A Sébastopol, les responsables mis en place à la va vite au moment de l’annexion font du zèle et nomment à la tête du site archéologique un prêtre orthodoxe : Chersonèse n’est-il pas annoncé comme « lieu de culte pour toute la Russie » ?

La décision déchaîne des protestations auxquelles le gouverneur répond en les qualifiant de mouvements semblables à « Maïdan ». Ce qui, sous ces latitudes, est une des pires insultes que l’on puisse entendre.

Mais à Moscou aussi les scientifiques s’insurgent. Cinq académiciens et hauts responsables dans le domaine de la culture –dont le directeur de l’Ermitage- signent une lettre ouverte dénonçant « la nomination comme directeur de quelqu’un n’ayant aucune formation particulière ni historique, ni archéologique, ni muséographique, ce qui implique inévitablement un changement dans le fonctionnement du musée et une baisse de son niveau par rapport aux monuments inclus dans la liste de l’Unesco »[3].

LE GOUVERNEUR SUR LA SELLETTE

Cherchant à calmer ce désordre, Vladimir Poutine demande à la Commission russe de l’Unesco de « normaliser la situation » de Chersonèse. Et il intime au gouverneur de Sébastopol l’ordre de faire passer d’ici le 1er septembre le site dans le cadre de la gestion de la Fédération de Russie et d’envoyer au plus vite les documents idoines. C’est que les financements aussi en dépendent. Ces démarches étant faites, le plus grand complexe archéologique de Crimée verrait sa notoriété réévaluée : au même titre que le Kremlin ou Tsarskoe Selo (le village des tsars), Chersonèse deviendra un lieu considéré « comme particulièrement précieux », faisant désormais partie du « patrimoine culturel de la Russie ».

DE VLADIMIR A VLADIMIR

Afin d’approfondir ces nouvelles attaches historiques, l’année patrimoniale de la Russie a été réorientée vers une glorification du Prince Vladimir. Le millénaire de sa mort, fin juillet, a été célébré à travers le pays comme une fête d’Etat : conférences, concerts, réparations des églises, écoles ou bâtiments portant son nom, financés par le budget de l’Etat, l’ensemble s’élevant à plus d’un milliard de roubles. Ont présidé à ce déchaînement de vénération les plus hauts responsables au Kremlin auxquels ont été associées les nouvelles autorités de Crimée. Le Prince Vladimir, ont peut dire ex-de Kiev, est salué comme « un homme d’église et d’Etat ».

Le sommet de ces commémorations est atteint avec la commande d’un monument de 24 mètres de haut le représentant brandissant une gigantesque croix sur le mont des Moineaux à Moscou. Les propositions des sculpteurs ont été nombreuses ; pour sélectionner celle qui s’imposait a été désigné le chef des « Loups de la nuit », ces motards russes proches de Poutine, et qui font du zèle dans l’homophobie. Parmi les bas-reliefs ornant le socle de la statue, se trouve en due place un « Baptême du Prince Vladimir à Chersonèse ».

CHERSONESE, COMME SYMPTÔME

     Comme le note Anna Nemtsova, fille du leader politique assassiné en février dernier sous les fenêtres du Kremlin, Chersonèse est le « symptôme mineur d’un phénomène majeur ». Il est rare, fait-elle remarquer, qu’un événement public ou politique ait lieu sans que l’Eglise n’y intervienne. « Dans les régions de Donetsk et Louhansk, les prêtres bénissent les soldats rebelles qui partent en guerre contre Kiev ».

La nouvelle idéologie du « Rousski Mir », ce monde russe qui permettrait de rallier le haut clergé orthodoxe et les ultra-nationalistes, trouve en Crimée un terrain d’application accréditant la thèse d’une légitimité historique, faute de continuité territoriale.

Ironie de l’histoire, la polémique se focalise sur Chersonèse, resté longtemps une charnière commerciale entre les empires grec, romain, byzantin et les populations du nord de la Mer noire ainsi qu’un modèle d’organisation démocratique associé à la « polis » antique et son mode d’organisation sociale.

RÉEMPLOYER DES UKRAINIENS, CES ÉTRANGERS ?

Mais plus grave encore, Moscou se heurte en Crimée à un problème d’encadrement : ceux qui ont été nommés aux premiers jours de l’annexion joueraient volontiers les roitelets à la manière d’un Kadyrov. Et la presqu’île, de l’aveu même du Premier ministre de cette République russe non reconnue, manque cruellement de professionnels, comme il vient de le déclarer à Poutine et Medvedev réunis sur la presqu’île, suggérant que l’on pourrait réemployer des Ukrainiens, des étrangers.

On en n’est plus à un contresens près. Comme l’écrit audacieusement le commentateur ukrainien Vitaly Portnikov : « Chersonèse c’est seulement le début. La Russie n’est pas pour longtemps en Crimée et ses gouvernants le savent. Tout ce qui peut être détruit dans la péninsule –pour créer des problèmes en Ukraine, à l’Ouest, aux Tatars- il s’agit de le détruire. […] On comprend bien sûr que la majeure partie des habitants de Crimée n’aient ni la force ni même le désir de résister à l’occupation. La seule chose que l’on puisse leur conseiller, conclut le journaliste, est de vivre en « émigration intérieure », en se souvenant que tôt ou tard les bandits s’en iront avec leurs complices. »

  A SUIVRE

La Crimée sous occupation (2) : L’arrivée des commissaires politiques

 

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