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marussie
25 mai 2016

Pousser au suicide par VKontakte ?

Applaudie par les uns, vivement critiquée par les autres, l’enquête du quotidien Novaïa Gazeta sur les groupes VKontakte incitant les adolescents russes à se suicider a fait couler beaucoup d’encre depuis sa publication, le 16 mai dernier. L’article, lu par près de 2 millions de personnes, soulève effectivement de nombreuses questions. Le Courrier de Russie a tenté de décrypter ces « groupes de la mort ».

L’article de Novaïa Gazeta est à lire en français ici

Exemple de dessins des groupes Vkontakte populaires autour du thème des kit, "baleines" en français. Crédits : VKExemple de dessins des groupes VKontakte populaires autour du thème des kit, “baleines” en français. Crédits : VK

130

Le chiffre fait froid dans le dos. Selon la journaliste de Novaïa Gazeta Galina Moursalieva, qui a enquêté sur l’affaire pendant un mois, 130 adolescents se seraient suicidés, dans toute la Russie, entre novembre 2015 et avril 2016. Avec, pour point commun, de tous avoir fait partie d’un même réseau de groupes VKontakte dédiés à des thématiques morbides.

À l’origine de ces conclusions : un groupe de parents, qui, suite à la mort de leurs enfants et face à l’inaction des autorités, ont lancé leur propre enquête. Le travail de la journaliste s’appuie sur leurs témoignages, et particulièrement celui d’Irina, dont la fille, Elia, s’est donnée la mort à Riazan, le 25 décembre 2015, en sautant du 13e étage d’un immeuble.

Dans un récit poignant et douloureux, la mère explique avoir découvert tout un univers de communautés sur le réseau social russe VKontakte, liées de près ou de loin à la thématique du suicide. Novaïa Gazeta en dénombre 1 500. Les groupes répondent à des termes codés spécifiques, parmi lesquels f57, kit (« baleine » en russe) ou tikhiï dom (« maison paisible »). Apparemment, ces pages se contentent d’aborder des thèmes d’adolescents, tels les ruptures, les problèmes familiaux, scolaires et de poids, ou encore la dépression, mais à en croire Novaïa, elles ne seraient en réalité qu’une première étape vers le grand saut. Les abonnés seraient ensuite conviés à des discussions de groupes privées, puis sur Skype, où les plus vulnérables seraient poussés au suicide par des « professionnels adultes ».

Pour parvenir à leurs fins, ces organisateurs auraient créé tout un mythe autour de la jeune Rina, 16 ans, qui s’est tuée en novembre 2015 à Oussouriïsk, en se couchant sur des rails de chemin de fer après avoir laissé un message d’adieu sur sa page. Mythifiée, elle est devenue malgré elle un « symbole du suicide » pour de nombreux jeunes, au grand dam de sa mère, également interviewée dans l’article. Ces individus auraient encore mis en place tout un système de vidéos et de jeux en réalité alternée (ARG), avec attribution de numéros et d’énigmes à déchiffrer, exigeant notamment l’envoi de photographies de mutilations. « Ils préparent les enfants, ils les poussent au suicide ! », s’insurge Irina dans l’article.

Rina, 16 ans. Photographie largement partagée dans les groupes Vkontakte consacrés à la thématique du suicide. Crédits : VKRina, 16 ans. Photographie largement partagée dans les groupes VKontakte consacrés à la thématique du suicide. Crédits : VK

Si la plupart des faits sont avérés, ce « ils » demeure toutefois le principal point d’interrogation de l’enquête. Novaïa Gazeta parle de « secte », dont les promoteurs les plus actifs se cacheraient derrière les pseudonymes de Philipp Liss, à la tête de groupes du type f57, de Miron Seth/Eva Reïсh et de l’internaute More Kitov (« Mer de Baleines »), créateur du groupe du même nom.

Galina Moursalieva cite, en guise de preuve, de nombreux extraits de conversations et statuts de ces personnages, dans lesquels ils écrivent des lettres d’adieu ou annoncent que, tel jour, un certain nombre de personnes « vont partir ». « Les gars, salut tout le monde. Je veux dire que personne n’est responsable de ma mort… Je vous souhaite à tous de ne pas reproduire mes erreurs, que le bien soit avec vous, j’ai pensé à la mort peu à peu, récemment, j’ai essayé de me pendre, en vain, mais ça m’a plu. Ce sentiment, quand tu t’endors et que tu t’envoles – ce sentiment quand tu comprends que sans lui, tu ne veux plus vivre, que tu voudrais l’éprouver en permanence. Dans mon cas, la mort est l’issue à tous mes problèmes. Prenez soin de vous. Je ne pars pas le premier… », a notamment écrit ce « Philipp Liss » le 17 mars 2016, pour une énième fois.

Cependant, l’article de Novaïa n’établit pas de relation directe de cause à effet entre l’activité de ces individus et les cas concrets de suicide. Autre critique souvent adressée à Galina Moursalieva dans la presse russe : le papier ne met l’accent que sur le côté émotionnel des « parents-victimes » de l’affaire, sans chercher à discuter avec « l’autre camp » : experts, représentants officiels et administrateurs de ces groupes.

F57 et la Mer des baleines

Montage photographique autour des baleines trouvé sur un des groupes populaires Vkontakte. Crédits : VKMontage photographique autour des baleines trouvé sur un des groupes VKontakte populaires. Crédits : VK

Ces derniers n’ont néanmoins pas tardé à en prendre connaissance. La publication de l’article en une du numéro du lundi 16 mai a eu l’effet d’un véritable coup de pied dans la fourmilière. Les instances officielles, avec, en tête, le Comité d’enquête de Russie et Roskomnadzor, l’agence fédérale russe chargée de surveiller les moyens de communication, ont immédiatement déclaré se pencher sur le dossier, tout comme les représentants de VKontakte.

Le réseau social a d’ailleurs été le théâtre d’un petit tsunami. Les groupes visés ont commencé à s’agiter, leurs administrateurs ont publié des statuts assurant que « tout cela était faux » et qu’ils « luttaient au contraire contre le suicide », sans avoir la moindre intention de fermer boutique. Tout un chacun a voulu se faire sa propre opinion sur la question. Les journalistes, mais aussi de nombreux internautes lambda ont décidé de mener leurs investigations personnelles, en discutant avec les membres de ces groupes.

Le « ils » de Novaïa Gazeta a tourné à l’obsession. « Qui ? Tu veux te suicider ? Oui, non ? Et c’est quoi ces chiffres ? F57 ?! » : un monde adolescent parallèle s’ouvre à moi. Ils ont 12, 14, 15 ou 16 ans et balaient toutes les questions que je leur adresse. « Tout ce que dit Novaïa, c’est du mensonge » et « L’histoire des sectes, c’est que de la com’ », me suis-je entendu répéter alors que je cherchais moi-même à tirer les choses au clair.

Mais de la « com’ » de qui, de quoi ? À en croire les interviews papier et vidéo de Lenta.ru, qui est parvenu à rencontrer les deux principaux protagonistes, Philipp Liss et More Kitov, en leur offrant en échange les services d’avocats, toute cette histoire ne serait qu’un « simple jeu pour frimer et récolter un maximum de membres dans ces groupes ».

More Kitov et Philipp Liss pour Lenta

Les deux jeunes hommes ne le cachent pas. Ils ne cachent pas non plus avoir profité, chacun à leur façon, de la mort de Rina pour gonfler leur audience, ni avoir effectivement surfé sur le thème du suicide pour maintenir leur « public » en haleine. Le premier a ressuscité f57, un groupe au contenu choc se vantant d’être une secte à l’origine de la mort de l’adolescente, et créé de nombreuses filiales proposant des ARG autour de ce thème. Le second affirme avoir pénétré, grâce à cette tragédie, des groupes pro-suicide « afin de dissuader les membres de passer à l’acte ».

Les deux individus ne cachent pas, enfin, « ne pas pouvoir se blairer » l’un l’autre. Une aversion qui transparaît si fortement dans leurs récits respectifs qu’elle en devient inquiétante. Chacun accuse l’autre de faire l’apologie du mal. À tort ou à raison ? Les dizaines de discussions privées auxquelles participent les deux garçons publiées par les médias russes sont une suite ininterrompue de chamailleries, saupoudrées de termes énigmatiques à se taper la tête contre le mur. Ces individus, comme beaucoup d’abonnés à ce type de groupes, se prennent à jouer dans un vrai jeu de rôle : ils sont tantôt suicidaires, tantôt protecteurs, tantôt membres d’une secte, tantôt baleines, tantôt morts, tantôt vivants…

À tenter de décoder leurs histoires, on a l’impression de jouer soi-même à l’un de ces jeux en réalité alternée, dont les membres de ces communautés sont si friands. Les deux jeunes gens se moquent-ils de nous ? Leurs regards narquois tendent à dire oui ; les adolescents membres des groupes faisant l’apologie du suicide, ceux-là mêmes qui crient au mensonge de la part de Novaïa, disent non sans hésiter. Pour eux, More et ses baleines aident réellement les jeunes en détresse alors que Philipp ne cherche qu’à « faire le buzz ». À les croire, tous les chiffres, vidéos et numéros représentant des listes d’attente « avant le grand saut » publiés par ce dernier ne seraient que du bluff, ses « énigmes » n’auraient ni queue ni tête. Enfin, pour embrouiller encore un peu plus le tableau, Philipp lui-même dit n’avoir fait tout cela que pour transformer un jour f57 en un groupe dédié à sa musique, tandis que More affirme avoir la ferme intention de continuer à aider ses petites baleines déprimées.

(C’est un signe que l’on rencontre sur de nombreux groupes Vkontakte fermés, et même ouverts, accordant une large place au thème du suicide. Nous l’avons vu aussi sur les murs de la tour d’où Elia est tombée. En regardant attentivement, on distingue, à l’horizontale, le mot ONO, ndlr (le russe possède un genre neutre, ono est le pronom personnel correspondant à ce genre, sorte d’équivalent du it anglais, ndt))Signe que l’on rencontre sur de nombreux groupes VKontakte fermés, et même ouverts, accordant une large place au thème du suicide. Crédits : VK

Les deux garçons sont toutefois d’accord sur un point au moins : ils assurent n’avoir jamais imaginé que leur petit jeu puisse aller aussi loin. Par ce « loin », Philipp admet en effet que quelques utilisateurs, moins de cinq selon lui, ont pu réellement se suicider à cause de leurs activités. Les jeunes hommes rejettent cependant en bloc les accusations de Novaïa Gazeta : les 130 cas qu’évoque le quotidien sont pour eux « de pures coïncidences », s’ils s’avèrent même être bien réels. [La rédaction du Courrier de Russie a demandé des justificatifs concernant les sources du quotidien, mais n’a encore rien reçu au moment de la publication de cet article].

Autre point négatif pour Novaïa, deux de ses journalistes ont été pris en flagrant délit de chantage sur VKontakte contre More Kitov : ils lui demandaient de communiquer exclusivement avec eux s’il voulait obtenir l’indulgence du FSB, les services spéciaux russes. Suite à ces révélations, le 20 mai, le rédacteur en chef adjoint du quotidien, Sergueï Sokolov, a été mis à pied jusqu’à la fin de l’enquête sur ces pratiques, en cours.

Piqûre de rappel

Self-Harm. Crédits : WikimediaSelf-Harm. Crédits : Wikimedia

Mais revenons au sujet. Car f57 n’est en réalité qu’une goutte d’eau dans l’océan de ces groupes internet thématiques liés au suicide. VKontakte en compterait des centaines, à en croire des militants anti-suicide, qui s’expriment anonymement. Certains se contentent de débattre du sujet, d’autres poussent le vice jusqu’à énumérer les moyens de se faire du mal.

Aussi déconcertant que cela puisse paraître, ces sites, forums ou groupes existent depuis de très nombreuses années sur le web. Les spécialistes du sujet citent souvent l’exemple du forum Sanctionned Suicide, hébergé sur le dark web, cette partie de la Toile accessible en ligne mais non indexée par les moteurs de recherche généralistes classiques. Quelques clics suffisent toutefois à le retrouver sur l’Internet civil commun.

Ces communautés parlent et prônent ces pratiques – qualifiées de self-harm, en anglais, ou automutilation – de scarifications et d’anorexie, voire abordent les moyens de mettre fin à ses jours. Les participants s’y échangent conseils, mais aussi photographies et vidéos de suicide, de veines coupées et autres pratiques glaçantes. Mais cet attrait pour le gore n’a rien de nouveau. Le web est depuis longtemps, probablement depuis l’origine, inondé de contenu ayant trait à la mort.

Outre les films « snuff », qui mettent en scène la torture, le meurtre, le suicide et/ou le viol d’une ou plusieurs personnes et ont migré du dark web au web normal au cours des dix dernières années, de nombreuses vidéos obscures, censées provoquer des réactions inattendues pouvant aller jusqu’à la mort, sont massivement partagées. Parmi elles : Mickey Mouse Suicide, qui aurait poussé l’un de ses créateurs à se suicider, Wyoming Incident, qui, diffusée à la télévision publique, aurait provoqué des vomissements et des hallucinations chez certains spectateurs, ou encore Kosmos i Saturn, prétendument à l’origine de la mort de Rina. Le mythe est encore entretenu par des longs métrages « grand public », tel le culte Suicide Club (2002), sur une vague de suicides au Japon, célèbre pour sa scène d’ouverture, où 54 lycéennes se donnent la mort en même temps.

Montage avec des images du film Suicide Club sur le site Sanctionned Suicide. Crédits : GoogleMontage avec des images du film Suicide Club sur le site Sanctionned Suicide. Crédits : Google

Le film-scandale n’est pas sans rappeler l’affaire des « Groupes de la mort » de Novaïa Gazeta. Le 8 décembre 2015, certaines communautés VKontakte ont lancé un flashmob, au cours duquel plusieurs dizaines d’adolescents devaient se suicider. L’action s’est révélée être un fake : les participants se sont contentés de ne pas apparaître sur le réseau durant quelques jours après avoir publié de fausses photographies, assurent-ils tous à l’unisson.

L’histoire de Novaïa et le débat suscité par l’article, à leur tour, ne sont pas sans rappeler plusieurs cas de suicide d’adolescents de par le monde. En décembre 2013, un utilisateur canadien du site de partages anonymes 4chan s’était suicidé en direct sur le site, afin de « remercier la ressource internet de lui avoir tant apporté aux cours des dix dernières années ». La scène avait été suivie par des centaines de personnes. Steve, de son vrai nom, avait été célébré et « sanctifié » par la communauté dans les jours suivants.

Début août 2013, Hannah Smith, une adolescente anglaise de 14 ans, s’est suicidée suite à des menaces et critiques publiées contre elle sur le site ask.fm.  À la veille de sa mort, la jeune fille avait publié une photo d’elle en noir et blanc, accompagnée de l’inscription « Tu penses que tu veux mourir mais, en réalité, tu veux être sauvée ». Elle a été retrouvée pendue dans sa chambre par sa sœur aînée. Son père s’était alors lancé dans une campagne de sensibilisation, affirmant que ces actes étaient encouragés par « des malades tout juste capables de se cacher derrière le masque de l’anonymat pour abuser d’adolescents vulnérables ».

Autre cas similaire : la mort de la jeune Britannique Tallulah Wilson, 15 ans, qui s’est jetée sous un train en 2012. Décrite par ses proches comme « talentueuse et dotée d’un grand sens de l’humour », l’adolescente avait en réalité une double vie sur Tumblr, où elle se présentait comme suicidaire et droguée, publiant des photographies de scarifications à 18 000 abonnés, dont certains l’encourageaient à poursuivre sa dérive. Cette affaire avait poussé le gouvernement britannique à accentuer le contrôle sur les réseaux sociaux.

Exemple de photographie énigmatique trouvée dans un des groupes VKExemple de photographie énigmatique trouvée dans un des groupes VK

Une voie que serait tentée d’emprunter la Russie aujourd’hui, et qui fait peur à beaucoup. Pour de nombreux commentateurs, journalistes et internautes, l’histoire de Novaïa pourrait en effet inciter les autorités russes à renforcer le contrôle sur Internet. Si le risque est réel, une seconde lecture de l’article de Galina Moursalieva conduit toutefois à penser que ce débat n’est pas l’essentiel aujourd’hui.

Le plus important, c’est que l’enquête de Novaïa a remis sur le devant de la scène un problème réellement alarmant de la société russe. Selon les données de l’Organisation mondiale de la santé, le taux de suicides parmi les adolescents russes est de 19 ou 20 par tranche de 100 000 personnes – soit trois fois plus que la moyenne mondiale. En 2013, la Russie était le pays européen qui recensait le plus fort taux de suicides pour cette couche de population, avec plus de 461 cas selon le Comité d’enquête fédéral. Plus inquiétant encore, l’agence fédérale russe des services sanitaires, Rospotrebnadzor, a déclaré, début 2016, que le nombre de suicides parmi les mineurs avait augmenté de 35 à 37 % ces dernières années, sans toutefois préciser la période en question.

Novaïa a ainsi administré une piqûre de rappel générale. Les parents ont pris une claque. Les autorités ont été réveillées en plein sommeil. Les internautes alertés. Libre à chacun de croire ou non à cette histoire.

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